La reconquête du vent

Roman d’inspiration autobiographique, La reconquête du vent dépeint la difficulté de vivre de deux jeunes en déshérence, dans la France des années quatre-vingt-dix. Julie et Philippe, à la recherche de sens dans un monde qui ne leur semble guère en avoir, luttent au fil des jours pour ne pas succomber au dépit qu’il l’époque leur inspire. Mais comment conserver l’enthousiasme nécessaire à une existence authentique, dans un univers de routines mornes, de solitude et d’anonymat ?

Philippe conjure les maux de son quotidien précaire par une rêverie continue et par l’admiration de la beauté des choses, partout où il peut l’observer : dans les mouvements que le vent imprime aux grands arbres, dans la fugacité des piétons que chasse le froid, dans le silence des matins, dans le vide des journées blanches. Comme la nécessité le rattrape, il se fait balayeur des rues pour la promesse d’un salaire, et passera désormais ses jours sous les humeurs puissantes du vent, à ramasser les feuilles d’automne, et à reconquérir pour la ville les enchantements qu’elle avait perdus.

C’est alors qu’il rencontre Julie, par coïncidence ou malentendu, dont la vivacité fragile et la beauté froissée le touchent dès les premiers moments. Ils se cherchent, hésitent à croire à l’amour, se provoquent et se déjouent, et dans de longues discussions, passent au tamis leurs espoirs, se font part de ce qu’ils savent de splendeurs et de flétrissures. Une tempête de mots les prend. On les croit partis pour ne plus se quitter. Mais quand Julie disparaît, Philippe va tout abandonner pour lui éviter le naufrage.

Véritable plaidoyer contre le désespoir, La reconquête du vent, décline au fil des pages quantité de thèmes et d’interrogations sur les maux de notre temps : l’évincement du monde par le matérialisme, l’absurdité d’un univers fait de slogans et d’injonctions vides, l’isolement des individus dans les grands ensembles urbains, la rupture d’avec la nature et l’exil dans un monde hautement artificiel. Un livre inspiré, d’une grande densité poétique, qui véritablement donne à voir la beauté vivante de ce qu’il évoque.


Extrait


Je laissai la nuit se faire, les avant-bras sur les genoux, le regard perdu dans l’étiolement des lumières. La mer chantait la narration du monde, où descendent boire les empires. Je distinguais les pales claires, à peine visibles, qui venaient, montaient dissoudre leur masse bleu paille sur les galets, et redescendaient dans le sombre, émiettant derrière elles des myriades de cristaux. La lune n’était pas levée. L’obscurité était dans le monde comme un corps immense, une omniprésence épaisse, comme le ventre de Dieu. Des nuages, béhémoths lourds et lents, occupaient silencieux le ciel, et avaient avalé les étoiles.

Je trouvai de la main ma bouteille de porto, l'ouvris, seul, drapé dans la nuit du monde, et bus quelques lampées rapprochées. Je gardai la bouteille en main, le temps de mon songe. Le monde semblait imminent, animal. Il contenait une femme dont il me gardait privé, une femme comme un trou au corps, une côte manquante, et se tenait à moins d'un mètre, inconnaissable et plein, à faire écoute à mon silence, à guetter le temps, la rencontre, l’écoulement des êtres les uns dans les autres, et d’autres choses qui nous sont magie. Je lui sentais une tendresse, une connaissance de l'intime, une conscience de vigie. Il est possible que tout cela ne fut que l’effet de ma rêverie, que rien de tel n’ait été. Mais je l’éprouvais. Je sentais dans le rien du monde une immémoriale splendeur. Je laissai entendre ma peur, ma terreur d’absence, ma peine. Je demandai Julie, son contact, les guirlandes de sa présence. Je respirais. Le temps était maître absolu. Je n'étais rien qu'un peu de peine, un rythme lourd dans une poitrine, et des mots pouvant s'adresser à tout. Je m'endormis.

C’est l’orage qui m’éveilla. D’abord le vent, qui montait de la mer comme des nuées de gouges. Ça me secouait, frappait toute la surface de mon corps étendu, et quand j’ouvris les yeux je n’ouvris que ma conscience et c’était ces harpies en danse qui passaient sur moi en sifflant, des mauvaises danses dans le visage et sur les bras. Puis les gouttes qui se mirent à tomber, éparses et perdues d’abord, comme des contacts de hasard, et bientôt dures et rapprochées dans un criblage assourdissant. Je me levai, et ça me donna la danse. Les vagues s’écrasaient dans des images de sacrifices, et tout ce que je pouvais percevoir de la grève était pris d’une danse informe, lente et inquiète, qui s’amenuisait dans le loin. Je ne regardai pas le ciel. Tout ce qu’il fallait voir était sous mes pieds d’homme, mal visible, haché. La fuite me prit comme si j’étais sa proie. Je devais remonter la grève, les deux, peut-être trois kilomètres que j’avais laissés au nord, au bout desquels se trouvait le havre. Dans la minute qui suivit, j’étais trempé de pluie, glacé, noyé jusqu’au fond de l’âme. Elle me battait le visage et le corps avec la même dureté qu'elle frappait les pierres. Le vent tentait sans cesse de me jeter au sol, les galets malveillants, de me tordre les chevilles. Ma rage de dépit fut vaincue en une minute. J’ai dû en marcher une dizaine, guidé par la période grondante des éclairs et le mugissement de la mer. La falaise renvoyait le vacarme des vagues. Je croyais errer entre les aboiements de deux monstres, l’un d’eau, l’autre de roche, et qui se renvoyaient sans répit leurs cris et imprécations. Un faux pas pouvait me donner à l'un d'eux. Je n’étais que survie, imploration, terreur. Je tombai à dix reprises. Je compris ce que ressent l'esclave, auquel rien n'importe que survivre, au prix de toute soumission. La violence était tout et je ne lui étais rien. J'étais ce qu'une bête peut être de moins. Un homme aveugle dans la nuit et dérouté dans la tempête. Et là, j’ai senti une main me saisir le poignet, et dans la seconde suivante une voix d'homme crier : “suivez-moi !”. Ma respiration s’est arrêtée comme d’une brique reçue dans le torse et mon corps a claqué comme une corde.

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