Poésie et réalité : pourquoi la poésie est-elle si nécessaire ?

Une des choses les plus difficiles peut-être pour les habitants du XXIe siècle, est de reconnaître la réalité dans laquelle ils vivent, de s’y orienter, de la comprendre et donc de savoir y agir. Le fait, par exemple, qu’un oxymore aussi confondant que réalité virtuelle passe inaperçu en est une manifestation flagrante. La réalité n’est-elle pas par définition réelle, et le virtuel, la frange de possible qui s’y trouve sur le point, sous certaines condition, de se réaliser ? C’est donc le sens des deux termes qui est perdu dans cette expression de réalité virtuelle, à présent si ordinaire que le contresens en est devenu invisible.

Ce constat peut être vérifié à d’autres niveaux. On voit par exemple contester la distinction entre naturel et artificiel, sous l’effet de montages conceptuels divers. Le fait que l’homme soit issu de la nature et qu’il la transforme, autorise – veut-on croire – à remettre en question la notion de nature comme puissance de vie s’organisant indépendamment de l’action surajoutée d’homo sapiens. Comme si le donné et le construit étaient une seule et même chose. De même, les interrogations portées par la physique quantique concernant l’essence de la réalité, conduisent certains à douter du caractère réel de la réalité. Hannah Arendt, dans Condition de l’Homme moderne s’inquiétait à ce titre du fait que les scientifiques de son siècle introduisaient l’Homme dans « un monde où le langage a perdu son pouvoir » – un monde où réel ne signifie plus réel, où ici peut signifier ailleurs. Pourtant, indépendamment du caractère insaisissable de l’étoffe du réel, notre expérience du monde reste notre expérience du monde.

Or s’il y a un motif de s’inquiéter de la perte du sens de la réalité, c’est qu’il constitue un déracinement d’un type fort avancé, à ajouter à ceux déjà analysés par Simone Weil (1), bien qu’en un sens toutes les formes de déracinement diagnostiquées soient solidaires. La perte de la réalité au profit des artifices constitue peut-être la forme la plus grave de déracinement spirituel, car n’importe quoi – c’est à dire à peu près tout – est susceptible d’y prendre la place de ce qui est réel. Il en découle naturellement une mise en difficulté dans la capacité d’agir, puisque celle-ci repose en définitive sur la solidité avec laquelle nous nous éprouvons dans notre expérience. L’amenuisement des facultés intellectuelles du à l’usage excessif des écrans que diagnostiquent les neurosciences renseigne de façon brutale, et constitue les prémices de lourdes difficultés existentielles et sociales des individus et des sociétés impactés (2). Mais la perte du sens réel est d’abord préparée par la masse des objets d’artifice qui nous entourent, et qui conditionnent quantité de nos actions quotidiennes. L’homme déraciné est celui susceptible d’agir à l’encontre de ses besoins et de poursuivre les buts les plus dérisoires au mépris de ce qui lui est nécessaire.

Or l’homme étant un être réel, il a des besoins réels, qui nécessairement doivent primer sur les artifices. Parmi ces besoins, de façon évidente, manger, dormir, partager des relations sociales ; mais aussi, socle de tout cela, vivre le contact avec la réalité première. Or c’est à ce niveau-là que la poésie intervient. Car l’effet de la poésie authentique est de nous mettre en contact avec la réalité. Il n’est pas, comme pourrait le laisser croire un examen superficiel, de rendre possible la fuite face à un monde décevant. Si certains ont pu le penser, comme par exemple les Surréalistes, c’est qu’ils se confrontaient à une réalité souffrante, déjà fortement abîmée par les effets de l’industrialisation et les horreurs de la guerre moderne. Ils ont en un sens tenté d’affirmer une réalité intérieure aux dépens de la réalité extérieure, jugée moins humaine, infidèle à ce qu’est vraiment l’Homme. Je ne discuterai pas ici du succès de cette approche.

Que la poésie nous mette en contact avec la réalité de l’Homme, avec ce qu’on appelait jusqu’à il y a peu ses passions, Aristote l’établissait déjà, qui déclarait même qu’elle constituait à ce titre un savoir plus compréhensif que l’histoire, car les événements sont uniques alors que les passions que fixe la poésie peuvent être connues par d’autres, et peut-être par tous. Mais au-delà des passions de l’Homme, la poésie exprime ses aspirations, c’est-à-dire ce qu’il est sans parvenir tout à fait à le réaliser. En ce sens, la poésie manifeste ce qu’il y a d’éternel en l’Homme et que ses conditions d’existence matérialisent incomplètement : son besoin de beauté, sa soif de justice, et son aspiration à l’éternité.

La haute poésie, la poésie la plus authentique nous met en contact avec la réalité parce qu’elle en constitue la louange. Une rivière de mots qui dit le monde emporte dans son flot. Un éblouissement face à la beauté des êtres éblouit par communication. Le chatoiement des paroles, où tout est sens, image, mouvement, éveille à la réalité qu’il évoque, et évoquer est presque invoquer. Dans un monde où la réalité se perd au point que si souvent nos contemporains ne savent plus que penser ni comment agir, cette mise en relation avec le réel doit être cultivée comme un indispensable jardin. Il est possible que nous n’en retirions pas tout le savoir nécessaire à l'action. Mais il n’est pas pensable que notre façon d’être au monde ne s’en trouve pas approfondie.

1 Dans son magnifique ouvrage L’enracinement.

2 Voir Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. .