Arpenteurs de l'infini

Ce roman raconte l'histoire d'Issa, une jeune Africaine, arrachée à son village par des esclavagistes, et déportée à travers le désert du Sahara jusqu'à Alexandrie, où elle est finalement vendue. Là, elle se trouve au nombre des concubines d'un puissant sultan. Un concours de circonstances lui octroie le privilège d'apprendre l'arabe auprès d'un vieux sage, fin connaisseur de la poésie arabe classique. Son apprentissage deviendra ainsi un cheminement spirituel, où elle trouvera les forces de faire face à son destin. Mais parviendra-t-elle à retrouver Youssef, le généreux caravanier qui, dans les épreuves du désert, lui avait sauvé la vie ?

En découvrant la poésie arabe, j'ai été frappé de la façon dont, au travers des siècles et par la plume d'auteurs fort divers, elle exprime des préoccupations et des émotions semblables à celles de notre propre tradition poétique : l'amour, l'amitié, la souffrance de la séparation, le désarroi face à la mort... Proximité d'inspirations avec les grands auteurs européens, qui m'a ému, et qui témoigne de ressentis communs, de part et d'autre de nos cultures, au-delà des différences et des oppositions historiques.

C'est ainsi que j'ai imaginé cette rencontre singulière entre Ibn Al-Farid, le vieux sage érudit, et Issa la jeune esclave. Le propos était largement de montrer de quelle façon la poésie et la perception de la beauté, soutiennent notre désir de vivre et nous donnent la force d'exister. Car la poésie n'est pas qu'un bel assemblage de mots, et la beauté est bien plus que l'agréable pour le regard.

"Lisant, méditant ce livre, qui n’aurait le cœur et l’esprit éveillés par cette beauté qui justifie plus qu’elle n’efface tout être dans sa lumière. La magie de son écriture nous fait traverser l’épaisseur du réel pour en discerner la flamme vive, ou ce fil d’eau pure oublié au milieu de tant de marécages. La jeune Issa de Brice Faucon n’est pas loin du Prince Mychkine de Dostoïevski, un être terriblement vrai, beau et bon ; une innocence, qui ne peut finir qu’écartelée ou poignardée dans le dos au comble de son ouverture et de son émerveillement".

Jean-Yves Leloup, extrait de la préface.

Extrait


Un après-midi, après la promenade, alors qu’Issa était partie lire dans sa chambre, Lara vint frapper à sa porte.

– Oui ?

Lara entra, le visage pénétré d’une expression particulière.

– Viens, je veux te montrer quelque chose.

– Quoi ?

– Tu verras. Viens.

Intriguée, Issa se leva, laissant son livre ouvert sur son lit, et suivi Lara, qui sans plus d’explication la précéda dans le couloir, et l’attira jusqu’au balcon.

– Regarde, dit-elle.

Elle lui désignait de la main trois grands oiseaux blancs et noirs, majestueusement posés sur les faîtes des eucalyptus.

– Ce sont les oiseaux dont je t’ai parlé une fois. Ceux qui viennent de mon pays. Tu t’en souviens ?

– Oui, je me souviens de cette histoire de l’homme imprudent et des serpents qu’il a libérés. Comment les appelles-tu, déjà ?

– Zhuravi. Ce sont des zhuravi.

– Zhuravi. Ils sont magnifiques, c’est vrai. Je comprends que tu les préfères à tous.

– En as-tu dans ton pays ?

– Non. Nous avons les marabouts. Ils sont beaux, aussi, mais bien plus encombrés. Que ceux-là sont fins…

– Ils ont fait un long voyage. Il faut qu’ils soient fins, pour pouvoir voyager autant. Sinon le vent se fatiguerait de les porter.

– Quelle chance ils ont, d’avoir vu tout ce qu’ils ont vu…

– Oui. Personne ne leur a mis de chaînes, jamais. Et ils ont survolé cent contrées. Des plaines immenses et verdoyantes. Des forêts denses et secrètes. De grands lacs à l’eau bleue, rendant avec joie son image au ciel. Des montagnes si vastes qu’elles étaient presque des pays… Tout cela, ils l’ont vu, oui. Et tant de choses que nous ne pouvons pas imaginer.

– Dommage qu’ils ne puissent pas nous les raconter…

– Quand même, leur beauté me parle de mon pays, où je les voyais autrefois. Leur splendeur me rappelle nos printemps, quand on les voyait revenir. Bien sûr que je leur poserais mille questions, s’ils pouvaient parler… Qui sait si ceux-là, même, n’ont pas survolé mon village ?

– Peut-être y ont-ils vécu.

Lara ne répondit rien. Elle admirait la beauté majestueuse des cigognes. Elles étaient calmes et fatiguées. Sans doute avaient-elles voyagé tout le jour. Elles se reposaient après un repas pris on ne savait où, dans quelque étang du bord de mer. La rondeur de leur tête leur donnait une douceur à choyer. La tache noire de leur œil semblait percer le monde avec une sagesse pénétrante. On aurait juré y lire de grandes sagacités.

– Ce sont des oiseaux de sagesse, dit Lara. Ça se voit.

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Parce que je le vois.

– C’est vrai qu’on peut le voir. Il y a une patience sur leur visage…

– Et peut-être aussi à cause de l’histoire.

– Pourquoi ?

– Cet homme maladroit qui devint la première zhuravi, il a dû bien en apprendre depuis, de la patience, à sillonner les champs, les marais et rivières, à la recherche des serpents. Il a dû en apprendre, dans le froid des matins et les chaleurs d’après-midi.

– Mais tu m’as dit que tu ne croyais pas à cette histoire…

– Je n’y crois pas, c’est vrai. Elle dit quand même quelque chose...

Issa se souvint de paroles que lui avait dites son père jadis, sur les récits nocturnes des griots. Il y a différentes façons pour quelque chose d’être vrai.

– Des oiseaux de sagesse, oui, approuva Issa.

– Et qui se voit dans leur beauté.

– Il y a beaucoup de sagesse dans la nature, qui se voit déjà dans la beauté des êtres. Les animaux savent ce qu’ils ont à faire. Les plantes savent comment pousser. L’apprentissage leur est inutile.

– C’est toi qui dis cela ? Toi qui veux tant apprendre des livres ?

– C’est parce que je ne sais pas. Parce qu’il faut bien faire quelque chose avec cet esprit qui peut tout, et qui n’est affecté à rien, ici. Pour les animaux ce n’est pas pareil. Ils ont leur vie à vivre. Ils ont leurs étangs, leur savane, leur lieu. Mais nous ? De quoi sommes-nous les habitants ?

Lara ne dit rien. Elle hochait la tête seulement.

– Parfois, je me dis que nous ne sommes plus vraiment des êtres du monde. Nous en sommes sortis. Nous avons fait autre chose. Nous aurions pu, nous aussi, affiner une telle sagesse, nous fier aux saisons et en accepter les voyages, comme les zhuravi et tant d’autres espèces. Mais nous avons abandonné. Je veux dire, pas tant les hommes de mon village, et sans doute non plus ceux du tien. Mais les hommes en général, comme j’ai compris ensuite qu’il en existe tant. Ceux qui font le grand monde. Ceux qui construisent ces villes immenses et arpentent la terre pour aller chercher plus loin que leur vision ce qui ne se trouve pas sous leurs pieds. Ceux-là, ceux qui font le destin de l’homme en général. Oui, c’est de ceux-là que je parle, et de tous ceux qu’ils emportent dans leur sillage. De ceux-là je dis qu’ils ont abandonné le monde, sa sagesse et sa beauté, et qu’ils emportent avec eux tout le reste des hommes, car à ceux qui ne les suivent pas, ils passeront des chaînes comme ils nous en ont passé. Et qui sait jusqu’où ils iront ?

– Parce qu’ils recherchent l’argent. C’est pour de l’argent, qu’on nous a amenés ici.

– Oui, c’est la même chose. Enfin, c’est la conséquence de cela. Abandonner ce qui est, abandonner la vie telle qu’elle apparaît et ce qui ne se possède pas, pour s’emparer d’autre chose dont on croit que c’est cela, la vie… N’est-ce pas ce que font tous ces hommes ? Le monde était quelque chose à vivre. La vie est quelque chose à vivre, et ceux qui veulent la posséder s’en séparent. Ils veulent s’en emparer, et alors ils la perdent. C’est cela la cupidité. C’est cela que fait l’appétit de puissance. Voilà le destin que les hommes se sont donné, en remplacement du leur.

– Tu lis tout cela dans tes livres ?

– D’une certaine façon. J’apprends à y admirer ce qui a de la valeur. Et ce qui n’en a pas devient dès lors visible, par contraste. C’est ce qu’enseigne la beauté. Elle enseigne à reconnaître ce qui est bon, et à l’aimer.

– C’est vrai. Je le sens aussi. C’est comme ces oiseaux. Ils sont bons. On le sent. Le fait qu’ils soient beaux en atteste. Je sens aussi que les aimer est bon pour moi. Malgré la tristesse de me souvenir.

– Nous n’échapperons pas à cette tristesse.

– Non.

– Ni à la tristesse de nous souvenir, ni non plus à celle d’oublier.

Lara frissonna à ces mots, et sentit une nostalgie, un immense regret vital, lui monter dans l’âme et la menacer presque, comme une nuit soudaine qui lui volait le monde. Elle comprenait sans comprendre. Cette perte. Cette perte de l’être. Avec, semblait-il, quelque chose à y retrouver, terrible d’être si vaste, dont elle n’était pas certaine que ce ne fût une fascination. C’était immense et écrasant. Elle passa son bras autour de l’épaule d’Issa, et toutes deux s’étreignirent, silencieusement, dans le soir serein qui montait en couleurs. Les larmes de l’une éveillèrent celles de l’autre, et elles restèrent à pleurer en se soutenant corps et âme, jusqu’à la sécheresse des yeux.

Le lendemain, Issa interrogea son maître sur le nom arabe des cigognes, et elle le rapporta comme un cadeau de pensée à son amie encore triste. Les zhuravi, elles, avaient déjà repris leur voyage.

Lien vers le site de l'éditeur :

https://www.editions-harmattan.fr/livre-arpenteurs_de_l_infini_la_voie_de_la_beaute_jean_yves_leloup_brice_faucon-9782336471594-80397.html