La patience du Minotaure

La patience du Minotaure est ce qu’on appelle un roman noir. Un bodybuildeur psychopathe se construisant une réalité à l’encontre du réel. Un meurtre. Un dealer aux aguets. Une paumée séductrice aux intentions louches. Tous les ingrédients sont là pour faire de ce livre inclassable un roman policier en bonne et due forme. Et pourtant il n’est rien de cela. Ce long fleuve de mots et d’images, débouchant sur la vaste lumière après la traversée de divers labyrinthes, n’a rien d’un de ces perpétuels thrillers dont la répétition est sans nombre.

Je me suis souvent étonné que notre époque fasse tel cas des assassinats de tels humains par tels autres, et d’intrigues dont le dénouement se résume à l’élucidation des cas, ou à l’interruption de leur série. Je me suis souvent demandé ce qu’il y avait de si passionnant dans le meurtre, au-delà des sensations que procure l’attente de la résolution. Voulant me donner des réponses, j’ai lu quelques uns de ces livres et vu certains des films de la même catégorie, et je n’y ai rien trouvé. Je dois confesser avoir interrompu mon enquête assez tôt.

Mike, le protagoniste dont il est question ici, est ce qu’on appelle une montagne de muscles. Mais c’est, de façon plus essentielles, un homme souffrant d’une solitude extrême et triplement barricadé en lui-même. Sa première cuirasse est son corps, énormité sculptée à longueur d’années par l’inlassable levée des fontes. La deuxième est celle de la distance immense qu’il impose aux autres par son attitude d‘inaccessible énigme. La troisième est le système de mots, de saveurs et de signes qu’il se construit avec méthode, telle l’araignée filant sa toile, pour y demeurer insulaire, tel un Minotaure emprisonné seul dans son île.

Aussi, quand cette triple protection vole en éclat suite à l’irruption de Walcott, de Trace et de trois inspecteurs sourcilleux, Mike voit soudain se dissoudre la norme indispensable de son existence, et vaciller le réel qu’il avait élaboré pour supporter le monde. Dès lors, entre en scène un autre Mike, auquel rien n’est vraiment impossible, dès lors que l’impossible du monde lui a été imposé par force.

Mike est l’homme qui ne sait rejoindre ses semblables, qui toujours interpose entre les autres et lui une séparation peuplée de toutes ses ressources. Son monologue est la louange qu’un homme épris de visions prononce à la première personne pour un monde qu’il déjoue et sublime, pour une beauté par lui construite, qu’il tuerait pour ne pas perdre. La patience du Minotaure est un long poème, un fleuve de mots et de force qui entre tel un serpent dans le monde assombri du roman policier, pour le disloquer sans efforts dans les méandres de son verbe.

Extrait :

La journée prend fin dans ce même songe, dans cette même heure ouverte le matin, mêmes images, mots, teneurs, saisies. Trace ne m’a pas quitté. Je rends ma blouse, mon pantalon ciré, mes bottes. Je trouve ma tenue de soir. Je réintègre l’homme qui ne touche pas au sang, sobre du travail parcouru. Sobre d’être rendu civil. Je quitte l’abattoir, le ventre céleste. Dehors la lumière rit, adoucie, atteinte d’un murissement qui l’appelle vers le soir, qui lâche comme des papillons de perte des dispositions à la tristesse, à des pliures en soi, des inexpliqués récessifs. Le regard se laisse rêver. Un or chaud et tendre irrigue rues et murs, vides et pleins, ardent d’un indice de vents engagés, de gouffres, d’âmes soûles. La brique mâche de plein ocre. Les voitures renvoient des lapées de ciel. Les piétons en pensée semblent se défaire.

Le bus pouffe énorme à deux mètres de moi. Je m’y engage, oblitère mon ticket, m’assois au deuxième rang. Ça se met en marche et passe le ruban de la ville, celui du matin, à l’envers, avec cette lumière qui s’est trouvée du sang. La douceur du monde a gagné en teneur, a consulté sa grandeur. Je sens des amours se faire, aller leur pente, leur eau, leur sable. Je sens des nuptialités ouvertes et qui le resteront, non absoutes, tournées vers le ciel, dans un regret de fleurs. Je sens le kérosène que la ville brûle, la viande qu’elle mange, la lumière qu’elle consomme, et les heures que ça prend. Le soir n’est pas encore là. Le jour prend son tournant.

A la gare routière, la cuve de chaleur, le bus nous rend au temps commun. L’autre est à son emplacement. Heureux de ne pas avoir à l’attendre, de pouvoir monter, de ne pas interrompre, de rentrer aussitôt dans la glorieuse défaite du jour, sans en avoir perdu.

Ça coule du jus céleste. Ça inonde les yeux. Ça ravine, ça noie, ça chuinte, ça larmoie. Le bus entreprend les côtes et la ville se dégage, prend de la profondeur en découvrant sa baie. Je sens. Je vois quelque chose voler, une nature, la lumière. Quelque chose d'autre encore. Ni de l’or, ni du miel, ni du blé. Ni de l’air, ni du temps. Ni le soir. Quelque chose d’autre. Ou tout ça à la fois, qui ensemble se fait une âme. Ou rêve. Ça tresse, ça pleure, ça délie. Des mains et des yeux, j’appelle les grands oiseaux de mer qui doivent paresser sur le gros sable, et pêcher dans les vagues en liesse. Ils ne s’approchent pas. Ils dansent là-bas, sur la côte. Ils sourient sur le vent de la lumière qu'ils mangent. Et ici, ciel exempt d'oiseaux. Lumière seule. Les hirondelles s'abritent encore dans les yeux d’ombre des toits avares. Lumière seule. Ça lie, ça délie. Ça pleure. Ça tresse.

Le bus mugit contre la pente. Son intérieur est silencieux. Deux autres passagers au fond. Le chauffeur. Une grande baie vitrée mobile qui en arrière plonge vers la mégalopole, l’océan de matériaux, l’immobilité du sans nombre, la faim et la pensée, et derrière ça encore, dense, déteint, ardoise et insonore, l’océan, le véritable immense.

Je n’ai pas prononcé ton nom. J’attends de tenir de petites choses dans mes mains. Je ne sais quoi. Une paille. Un carton. Quelque chose à tenir pour le rêve. Nous nous saisirons là.

Le bus se stoppe pour moi. Je quitte mon siège et sors. L’air libre, le brasier chantant. Le soir prend tournure. Du paillé, de l’orange. Quelques pas et je sens mon corps qui aimerait la force, travailler les poids, lever les êtres et les quantités. Je le sens aspirer à la machine à force, vouloir le ciel, la masse, l’inachevable. Je vais lui donner. Lui rendre les bêtes en attente.

Je passe des bancs inusitées, des arbres à poux, des tranchées de verdures envahies d’emballages. Je suis à cent mètres de chez moi. La lumière verse un premier sang sur les murs fatigués. Je la sens me mousser au cou, me chatoyer dans la nuque. Je sens aussi, plus bas, les tristes, ceux qui ont versé, et qu’elle cueille à plein élan. Je sens la grandeur du monde. Je tire ma clé de ma poche et l’introduit dans la serrure. Je n’ai pas encore ouvert que je m’entends appeler par mon nom. Je me retourne, surpris. Deux policiers me tiennent en joue et un troisième tient sa main nerveuse sur sa hanche droite.

- Monsieur Horn ?

- Oui. C’est moi.

- Vous êtes en état d’arrestation.

Lien vers le site de l'éditeur :

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