La morsure du monde

Pourquoi, à l'automne 2021, me suis-je soudain mis à écrire en rimes, chose que je n’avais plus faite depuis vingt ans au moins, et que je regarde habituellement avec un certain dédain ? Je l’ignore absolument. Ainsi sont venus ces textes, rimés. Ils voulaient prendre cette forme passée et y trouver, étonnamment, le plein déploiement de leur être poétique. Je n’ai pas souhaité les condamner car leur forme concorde pleinement avec leur sens, avec la façon dont ils chantent le monde, dont ils en affirment la plénitude présente, en rappellent la plénitude passée.

Une deuxième phase d'inspiration a lieu au printemps suivant, où les séquences d'écriture se sont déroulées à un rythme effréné. J'assistais avec une joie intense au déferlement des images, des sens, du sens. Une beauté toute autre régnait, ensauvagée, sur mon impératif d’écrire, sur mon intraitable soif de mots. C’était à l’occasion de l’annonce de l’été, dont le printemps, violent, se fait l’émissaire empressé. Les jours étaient secs, la lumière éblouissait, la ville puait déjà, les immondices jonchaient mes rues quotidiennes, comme autrefois elles jonchaient les rues des pays où jeune j’ai voyagé. Je voyais le monde changer vite. Je le voyais passer et être. Souvent, je me sentais témoin d’une forme de paroxysme, comme s’il donnait à voir de ses forces tardives, avant d’aller au-devant de sa mort – de la nôtre. Partout on parlait du changement climatique, des catastrophes en marche, des crises, de la guerre. L’homme était aussi absurde qu’il a toujours su être, et la vie m’éblouissait de beauté.

Rien à voir, apparemment, avec l’inspiration de l'automne précédent, quand les images de la beauté d’une nature adoucie me faisait naître une écriture réglée, régulière et adornée. Et pourtant ces deux annonces de la beauté du monde me sont apparues comme des annonces jumelles : celle d’un monde passé, et celle d’un monde qui s’en va. Ici comme là, la conjugaison éblouie de l’éphémère et de l’éternel. La beauté qui déchire et enchante tout à la fois, cette invraisemblable beauté de l’être, inexplicablement bafouée par les temps qui sont les nôtres. Je ne m’étendrai pas à en dire le tragique. Il suffit à mes poèmes de déclarer le lumineux.

J’ai réalisé une semaine au moins après avoir arrêté le titre La morsure du monde, que morsure peut s’entendre en deux mots. J’ignore si c’est une coïncidence. Je suis mordu, dit-on en français, pour signifier son engouement, et de fait le monde m’a mordu, et j’en rend grâce, il y a des années. La morsure du monde, c’est aussi son engouffrement dans la gueule du temps qui va l’avaler. - Le monde tel que nous l’avons connu. C’est aussi cette infection qui fait suite à la déchirure, et dont le règne terrestre porte la marque – la nôtre. Cette morsure est-elle mort sûre ? Je ne me hasarderai pas à le dire. Mais il est évident que je l’ai pensé, alors que voir me confondait, quand bien même condamner ce monde serait la dernière chose que je voudrais faire.



Extrait 1:


L’enfant et le génie


Ami naturel des eaux et des rives,

L’enfant hasardé sur le sable doux,

Portait sur la mer son âme attentive

Et y ramassait de petits cailloux.

La mer était belle et l’accompagnait

De son rythme vaste où le soleil brille ;

Calme, il emplissait un petit panier

De galets polis et autres coquilles.

Quand, du bout du pied, l’enfant reconnut,

Perdu dans le sable, un tesson tout brun.

Avec précaution, il le mit à nu

Et le nettoya dans les flots d’embruns.

Alors un génie sortit de la lampe

Et se déploya dans l’air lumineux,

Se frotta les yeux, se gratta la tempe,

Passa la main sur son crâne laineux.

« Est-ce toi, petit, interrogea-t-il,

Qui m’a retiré du néant étrange

Où l’on m’a jeté jadis en exil

Pour avoir, par jeu, déplumé un ange ? »

« Oui, c’est moi, Monsieur, confessa l’enfant.

Je ne pensais pas de vous déranger.

Je suis très amer, dit-il en bluffant,

Et vous n’allez pas, je crois, me manger ? »

« Accordé » dit le génie ténébreux

Dont la voix semblait échappée d’un puits.

L’enfant le pria d’adoucir un peu

Le regard d’acier qu’il posait sur lui.

« Accordé », dit-il. Un peu de lumière

Lui vint rehausser l’étrange expression

Qui lui parcourait la figure entière,

Et l’enfant lui demanda permission :

« J’ai renversé mon panier de coquilles…

Voulez-vous m’aider à les y remettre ? »

- « De vous assister l’envie me fourmille !

Je vous aiderai, assurément, maître ! »

Et en un instant, le génie habile

Replaça les trésors en leur écrin.

Ainsi libéré du devoir servile,

Un rire ardent lui secoua le crin :

« Je suis affranchi, dit-il, triomphal.

Je t’ai exaucé par trois fois un vœu.

Libre ! Et d’un effort, ma foi, minimal !

Ça ne m’a valu qu’un instant de jeu ! »

Se voyant joué par la créature,

L’enfant, dépité, céda au chagrin,

Et il sanglota sa mésaventure,

Versant des flots de larmes à gros grain.

Le génie, de voir si fort chagriné

L’enfant dont il a dévidé la chance,

Se repend d’avoir si tôt dessiné

La ruse à laquelle il a pris l’enfance.

« Il m’est bien amer de te voir pleurer

De cette amère façon dont tu pleures.

Un instant plus tôt, tu m’as délivré,

Et je t’ai joué ce sinistre leurre…

Puisque par les mots je te fus perfide,

Permets-moi par eux de me réparer.

Sèche donc tes yeux par ma faute humides,

Et que des sanglots passe la marée ».

L’enfant s’essuya du revers du poing

Les yeux embués par la tromperie,

Et l’esprit campé, le regard au loin,

Écouta. Alors le génie reprit :

« Ne méprise pas les mots, mon ami.

De se voir trompé, tu sais la cuisance,

Mais n’abdique pas sous cette infamie,

Et porte ton cœur vers leur flamboyance.

Les mots nous relient à l’âme du monde

- Cette âme d’amour dont tu es l’image –

Ils y trouvent leur route vagabonde

Et se magnifient de ses paysages.

Ils sont l’épaisseur, ils sont le savoir,

Le pli intérieur où l’âme se porte,

Ils sont la beauté qu’il est bon de voir,

L’amour du péril qui nous fait escorte.

-Les mots qui ont dit que la Terre est belle,

Et brûle d’aimer jusqu’à être bleue…

Les mots qui lui ont nommée l’hirondelle,

Les mots qui ont tout façonné un peu.

Ils ont emporté dans leurs flux les plaines,

Les ont sillonnées sous les monts superbes,

Ils y ont sacré des milliers de reines,

Des armées de fleurs dispersées dans l’herbe.

Ils ont annoncé les rois, les empires,

Les emportements qui défont les âges,

Ils ont avoué mille fois le pire,

L’autrice à la faux, reine des carnages.

Mais surtout ils font l’étoffe de l’être,

La couleur aimée qui porte nos yeux,

L’ordonnancement, le fond, le diamètre,

Où l’âme s’éprend du jour amoureux.

Quand tu n’auras plus d’espoir dans les tiens,

Quand la vie te présentera la lie,

Souviens-toi ces mots qu’aujourd’hui retiens,

Souviens-toi ma grande glossolalie.

À qui sait des mots recueillir la sève

Le monde est un intime compagnon,

Qui lui ouvre seul un peu de son rêve,

Un peu du secret dont il est maillon.

- Et retiens surtout la grande beauté :

Elle est le soutien naturel de l’âme

Et la rebaptise en sa vérité

Quand elle la voit tremblante de drame ».

L’enfant étonné scruta la puissance

Du génie qui à présent se taisait.

La mer se gonflait de magnificence ;

Les vagues venaient vers eux s’écraser.

« Je t’ai entendu, messager étrange,

Et admire fort ta grande leçon.

Oui, je me suis cru touché par les anges

Quand tu me parlais de cette façon.

Va, sois rassuré, ta dette est absoute.

Savoir la beauté vaut plus que trois souhaits.

Je suis consolé, n’en aies point de doute,

Et vois les splendeurs que tu as louées ».

Alors le génie devenu meilleur

Disparut dans l’air, et l’enfant tranquille,

Ramassa la lampe et reprit, rêveur,

Sa marche indolente au matin fertile.


Extrait 2 :

Dans la nuit, j’appelle l’âme du monde

De l’entièreté de ma faim

La chaleur béante me répond en battant

Du raclement régulier d’un bâton de police

Sur la terre asséchée, battue et surcuite.

Le délice et l’amertume se répondent à l’infini

Comme le frère et sa sœur

Que la lutte révèle et la chair unit.

Je subsiste

Et au-delà de ce que cet état me fait être

J’aime.

J’aime infiniment cette nuit tremblante

Sa senteur de terre écrasée

Son murmure d’eucalyptus et cette immensité humaine

Ces terriers de tôle et de jute

Où des familles entières s’aiment toutes ensemble

Liguées au fer contre la mort.

La tristesse m’apparaît souvent sous une allure de bête

Humble et intimement liée au fil des choses

Entièrement initiée au monde et à la nuit

Savante

Et je ne peux que devoir l’associer aux visions

Où la profondeur ne prend jamais fin.

Quel choix, pour l’homme…

Ne pas chercher

Et vivre comme une bête humiliée d’un peu du pus de l’intelligence

Ou se lancer dans la conquête d’océans rois

Sur des vaisseaux aux bras de pierre

Et toujours asservis par l’appel d’autres vastes


Extrait 3 :

Je chéris dans l'écart de ma diminution

Les dieux incalculables qui emplissent le monde

Dieu de soleil et de lumière

Dieu des vastes et de la mer

Recenseur des coraux, des conques et des nacres

Dieu de la destruction, dansant noir et doré

Sur l’étal brisé de nos millénaires

Dieu des champs nourriciers et des beautés soyeuses

Élan de vie en tout jeté

Ils peuplent la planète encore illuminée

L’ornent, l’encensent, la défont

Présents à toute frasque, à toute sève, toute éclipse

Détachés de ce par quoi ils ne créent pas

N’effleurant que d’un œil noyé

Le fécondement de leur transe paisible

Nous les poursuivons d’un débord à l’autre

Nous vagabonds lancé dans l’or de leur sillage

Avec pour seul pouvoir celui de les bénir

De consumer là-bas dans la braise de leur ombre

L’amour offertoire et la connaissance peut-être

Que nous donner refuge ou nous porter secours

N’était ni leur ressort ni n’était leur objet



Lien vers le site de l'éditeur :

https://editionsynge.wixsite.com/syngepublications/s-projects-basic