Processions intertidales
L’adjectif intertidal, mot rare bien que très beau, se rapporte à l’espace du littoral que le cycle des marées laisse tantôt immergé, tantôt émergé. Un espace n’appartenant ni tout à fait à la mer, ni tout à fait à la terre, lieu d’éternelle mobilité, toujours lavé par le mouvement des flots. Lieu où par excellence vont jouer les lumières et les teintes, où les ruissellements de chaque jour dessinent dans le sable des sillons sinuant comme les chevelures d’êtres mythiques.
Cet espace hybride est évoqué ici en mémoire d’un temps vécu, si enchanteur et si comblé que j’aurais pu douter moi-même de sa réalité. Époque de rencontres, de collisions et d’éclats, où ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Je n’aurais pu l’évoquer mieux que par des passages, des affleurements, des élancements de l’être au travers des rivières de vie, des processions dans l’indéfini.
C’est un temps où tout s’anime de tout, où chaque être et chaque fait semblent susceptibles d’être connus, par une puissance de la lumière devenue insatiable de toucher, de parcourir et d’aimer. La beauté ruisselait sur les personnes et sur les choses, coulant littéralement du ciel au travers des ramures et des treilles, bénissant les mains et les fronts des acteurs de la procession. Le fleuve de la vie, emportant avec lui les rives entières du monde, devait ne jamais s’arrêter de convoyer hommes et annonces dans le ravissement du jour. La souvenance, trente ans plus tard, en est douloureusement sublime.
Ce recueil est suivi d’un second, dans le même volume, évoquant les voyages que j’ai eu la chance de faire. R.D.C., Zimbabwe, Afghanistan et Inde, où l’inoubliable a marqué mes yeux, avec de la beauté encore, cruelle et torrentielle, autre déferlante de vie. Le désir de connaître ces contrées étant l’enfant de la jeunesse, il était naturel que ces poèmes de voyage succèdent à ceux des processions, où l’effusion du monde appelait aux périples.
Tout présent, tout ici est en un sens un rivage, puisque de là part le monde, et que sa présence appelle à l’infini de la découverte. Blaise Pascal disait que l’univers est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. L’infini peut être en un sens connu, ressenti par la sensualité qu’éveille l’abondance des contacts perpétuels, puisque la grande caresse des mers sur les rivages se porte à tous les lieux de vie. Il suffit qu’un moment, par une inexplicable grâce, l’âme s’ouvre comme un fruit mûr à ces ressentis de merveille. Ce sont ces ressentis que portent les Processions.
Extrait 1:
le vent remue sans fin l’offrande
tout ce que les êtres ont levé
et brandissent vers lui
comme des têtes à rouler
le vent remue, ouvre au vert des feuillées
des polichinelles démembrés dans l'or
images de plaies, vives intermittentes,
où le cœur se pend à la systole du ciel
il remue la couleur même
père de tous les chants
il remue et il roule ensemble
leurs enfants leurs enfants de sang
il parle langue sans mots
juste une grammaire en houle
qui se poursuit et vide le cœur
et vide et remplit remplit vide
le vent seul et ce que tient sa main
et sa bataille sur moi meilleure que tous les hommes
un ballet sur la peau de l'âme
conjuguant tout à la lumière
Extrait 2 :
au sourire du matin
rien ne nous fait plus défaut
l’abondance est donnée comme des gestes de laveuses
le soleil ruisselle sur les graviers d’or
les arbres remuent leurs guirlandes chantées
le sang joue en soi toute la connaissance
les ombres donnent des messes conquises à la joie
rien n'est plus soustrait aux lumières d’en haut
Extrait 3 :
Ainsi le monde est repeuplé,
L’homme est rendu à l’homme.
Il parle, il va, il mange dans ses mains la lumière,
Et cela ne fait plus mystère
Qu’il lui soit voué sous le ciel ouvert,
Qu’il lui cuise des bêtes et lui rende des fleurs
Offre du lait aux pierres et aux images de l’éveil
Adore même des danses aux charniers
Car il n’est qu’homme.
Tu m’as attendu.
La terre a succédé aux terres,
Le tout de la lumière du monde, aux mendicités d’origine,
La nuit, grande diamantaire, a desserré un peu l’excès de sa beauté,
Et la vie est partie comme des meutes de souffle sur la soie des steppes
Survolant comme des mers le grain compté des choses
Dénombrant aux jointures des mondes l’invariance du silence
Avec le vent pour témoin, les herbes qu’il y foule
Et le temps qui est sang de Dieu.
La moitié d’une vie.
Tu brillais et croissais dans les choses mêmes
Comme la fortune advenant de ses propres voiles sur une mer gonflée d’écoute ;
Tu étais là, dans la lumière des choses et les ressacs de l’ombre
Dans le hersage du jour sur les pourpres incendiaires
Dans le claudiquement des bêtes menées à l’infini
Dans la maigreur des hommes de quarante kilos pissant pourpres sur les tas d’ordures
Dans l’attente sourde des porteurs d’armes sur les lèpres de la terre
Dans l’embrasement du soir, cause des larmes de l’homme,
Dans le geste des lavandières agenouillées aux rives des mers de la mémoire.
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