Qu’est-ce que la poésie ?

Il est frappant de constater combien il est difficile pour la plupart des gens de définir ce qu’est la poésie, autrement qu’en termes creux ou inappropriés. Des réponses comme « petit texte court » ou « texte écrit en vers » reviennent à une absence de réponse. Il est évident qu’elle n’est pas cela, puisqu’une foule de texte répondant à ces critères, qu’ils se veuillent ou non poétiques, ne sont en rien de la poésie. Elle est donc autre chose.

Il faut prendre les poètes, ceux que nous aimons lire, ceux dont les mots produisent sur nous l’effet qu’on nomme avec raison poétique, pour se placer sur une trajectoire de réponse. De tels auteurs – ne citons que quelques uns des très grands : Emily Dickinson, Dylan Thomas ou Derek Walcott – nous font connaître ce qu’est la poésie en nous la faisant éprouver, en nous mettant face à sa force agissante, directement, immédiatement. Disons à ce stade, dans le sillage éblouissant de leur verbe, que la poésie est cette force agissante par quoi l’expérience de voir est transfigurée, par quoi l’âme entre en une sorte de transe, une transe du réel.

L’étymologie même du terme, le grec poiesis, nous met d’ailleurs sur la piste, puisqu’il évoque l’action, ce que l’agent exerce sur l’objet sur lequel il s’applique, sur la nature qu’il transforme. Cette nature, c’est de toute évidence l’âme du lecteur, dont le ressenti se voit transposé en une tonalité seconde, un peu comme ces tambours qui à force d’être battus ne battent plus mais roulent, roulent littéralement. La poésie, c’est donc la force par laquelle le roulement des mots, des sons, des sens et des images produit sur l’âme un effet de transe jusqu’à la rendre capable de voir ce que premièrement elle ne voyait pas.

Cette puissance n’a d’ailleurs pas pour champ exclusif l’effet du poème sur le lecteur. Il commence par l’effet du réel contemplé et des mots recherchés comme une substance nourricière par la concentration du poète. Un extrait célèbre du Ion de Platon décrit cela métaphoriquement au moyen d’une chaîne d’anneaux aimantés, au travers desquels la muse fait courir sa force inspiratrice à travers le poète, l’aède, et enfin le public. Si Platon recourt au mythe ici, c’est qu’il sait que se joue dans l’inspiration quelque chose qui dépasse nos facultés ordinaires, et qui peut-être, plus largement, transcende ce que peut l’homme naturel.

La poésie apparaît comme une source de sens, où voir est premier et doit se matérialiser en mots, par un travail tantôt fluide comme la lumière, tantôt organique jusqu’à la hargne, quand les mots se refusent à la bouche, ou l’inspiration n’y condescend pas. Les poètes savent cette quête duelle, où le don lumineux se débat d’entrer dans la matière verbale.

Car dans cette œuvre du dire se fait une articulation de la nature duelle des choses. La beauté, et cette nature plus grande dont elle est le signe, entrent dans le monde comme un déferlement de lumière estivale, et opèrent la métamorphose par quoi l’ordinaire est terrassé. La beauté ne transfigure pas seulement le banal. Elle l’exhausse vers ses aspirations, elle le remonte vers sa source, le conjugue par avance à sa dissolution dans l’être.

La poésie est l’activité de transsubstantiation de la réalité, par quoi l’âme, telle une anémone partie reconnaître les ondes, vient au contact du monde dans toute son extension, et se consume de découvrir qu’elle pouvait l’aimer autant.